ISSN

ISSN 2496-9346

vendredi 15 juin 2012

Mais à qui appartient le ciel? (1909)

Les inventions posent souvent des problèmes juridiques inédits. Longtemps cantonné au sol, l'homme ne s'est pas posé vraiment la question de la propriété juridique du ciel avant les premiers vols en aérostats. Dès 1784, un règlement de police est publié pour administrer les vols au-dessus de Paris. Mais quand l'aéroplane apparaît, un vide juridique existe pendant de nombreuses années.
En 1909, l'année au cours de laquelle Blériot réalise la première traversée de la Manche avec un "plus lourd que l'air", Charles Louis Julliot pose la question De la propriété du domaine aérien dans un opuscule de 26 pages (tiré à part d'un article paru le 15 décembre 1908 dans La Revue des idées) et évoque un avenir où le ciel sera parcouru par nombre d'aéroplanes, voire d'aérobus !

Prenons d'abord l'hypothèse de propriétés bâties. Personne ne conteste que vous avez la possession de l'espace jusqu'au toit. Mais votre possession s'arrête-t-elle là exactement? Nous ne le pensons pas. Les habitants d'une maison ayant besoin, pour vivre, d'air et de lumière, nous pensons que la possession de l'espace, faute de pouvoir s'étendre en largeur, limitée qu'elle est par le droit du voisin, se propage à une certaine hauteur, au-dessus du sommet de l'édifice. Par la lucarne de sa mansarde, Jenny n'a-t-elle pas droit à tout le jour, tout le soleil, tout l'air qui sont nécessaires à son existence... et à celle de ses fleurs? Malgré toute sa résignation, ne serait-elle pas fondée à se plaindre, elle qui, à la richesse, si l'on en croit la chanson, « préfère ce qui lui vient de Dieu »,à se plaindre, disons-nous, si, à quelques mètres au-dessus de sa lucarne, venait à stationner un dirigeable ou un aéroplane de grandes dimensions, un de ces monstres de l'avenir, auxquels nous donnerons un jour le nom d'aérobus? Ne pourrait-elle pas dire qu'on lui prend son soleil et sa lumière, que les odeurs de pétrole viennent vicier son air, que le bruit du moteur l'étourdit et met en fuite les passereaux de sa gouttière, que l'on plonge enfin chez elle de façon fort indiscrète? Non, la possession de l'espace ne s'arrête pas à la crête du toit. La possession n'est pas toujours une appréhension manuelle ; nous prenons possession de l'espace par la vue, l'odorat,l'ouïe,par nos sens,en un mot,par notre rayonnement, si vous le préférez. Il y aurait inconvenance et presque injure, sur une route largement ouverte, non seulement à vous frôler au passage, mais même à venir vous croiser à une distance de deux ou trois centimètres. De même, le propriétaire d'une terrasse ne peut-il pas dire que sa possession. s'étend, sinon jusqu'à la limite de perception de ses sens, du moins jusqu'à une hauteur telle que l'usage, que pourrait s'en arroger l'aéronaute, ne vienne pas s'opposer à l'usage de celui qui l'a juridiquement en propre. Cependant, direz-vous, l'automobile, qui passe jour et nuit dans la rue, à un mètre de ma fenêtre, vient bien troubler mon repos, vicier mon air, et on ne me reconnaît pas le droit de me plaindre. — Sans examiner la question de savoir s'il n'y a pas des cas où vous pourriez vous plaindre, nous répondrons que la situation n'est pas la même. L'automobile passe sur la voie publique, dont l'usage est à tout le monde; c'est une voie construite en vue précisément de la circulation des véhicules; l'automobile use d'un droit; vous ne pouvez pas invoquer contre lui l'art. 1382 du Code civil; et aussi bien, jusqu'au jour où des règlements de police viendront l'interdire, reconnaissons-nous aux dirigeables et aéroplanes le droit de circuler, non seulement au-dessus des routes et rues du domaine public, mais même dans les rues, entre les deux rangées de maisons, quelque incommodité qui puisse en résulter pour les habitants riverains et la circulation elle-même. Mais il n'en est pas de même de la circulation aérienne, qui se fait à travers votre domaine; ce domaine, si vous l'utilisez, ne doit pas être accessible à tout le monde. Voilà à cruelle conclusion nous aboutissons logiquement; nous aboutissons à dire qu'au-dessus du domaine construit, au-dessus même des plus hauts édifices, il existe une zone minima, dont nous avons la possession, de par l'usage et dans la limite de l'usage que nous en faisons. 

Charles-Louis Julliot, De la Propriété du domaine aérien, L. Larose et L. Tenin, 1909
Source du texte: Gallica
Source de l'image: Delcampe: le paradis des collectionneurs !

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire